
DANS LES REPLIS DU TEMPS
须臾回折
Exposition personnelle
Shi Qi 施琦
mars - mai 2025
“L’espace ICICLE de Paris ouvre sa nouvelle saison artistique avec Shi Qi, artiste chinoise installée
en France depuis plus de vingt ans. Après avoir expérimenté une grande diversité de matériaux et
techniques, Shi Qi développe depuis plusieurs années une approche gestuelle et intuitive.
Dans les replis du temps présente plusieurs séries d’œuvres récentes réalisées entre 2024 et 2025.
À la fois peintures et sculptures de papier, ces créations en trois dimensions prennent vie à travers un
protocole artistique où se conjuguent rigueur et hasard, maîtrise et lâcher-prise. Dans ce dialogue
avec la matière, qui est aussi un itinéraire spirituel imprégné de philosophie bouddhiste, le pli
occupe une place centrale. Plus qu’un simple procédé ou un motif récurrent, il est une véritable
matrice, un espace de transformation entre le visible et l’invisible. Il est un langage à part entière,
un moyen d’interroger le temps, la mémoire et l’acte même de créer.”


DANS LES REPLIS DU TEMPS
“ Les œuvres en trois dimensions présentées à l’occasion de la première exposition personnelle à Paris de Shi Qi relèvent d’un langage plastique inédit, en quête d’un mot encore à inventer pour les désigner. Ce que construit cette artiste chinoise installée en France échappe aux catégories habituelles. Tracer, recouvrir, plier, découper, disperser, rassembler, relier... Autant de gestes qui jalonnent sa démarche créative sans en épuiser la singularité. À la fois peintures à l’encre et sculptures de papier, les œuvres de Shi Qi prennent forme au fil d’un long processus où coexistent exigence et spontanéité, en quête d’un rythme plutôt que d’un résultat. Face à ces compositions à dominante monochrome – noires, colorées ou blanches, toujours vibrantes de nuances, le regard plonge avec ravissement dans les plis et replis de la matière,entre contemplation et égarement. Rien n’est immédiatement identifiable, et pourtant, une harmonie s’impose avec évidence. À la fois simples et complexes, minimalistes et énigmatiques, les œuvres épurées de Shi Qi captivent et intriguent. Leur mystère est double. Il réside d’abord dans l’accumulation des plis, qui suggère une présence cachée, un secret enfoui. Le pli révèle autant qu’il dissimule, invitant toujours à un dialogue avec l’invisible. À la surface, il crée des volumes et des ombres, des reliefs qui captent la lumière et modifient notre perception. À l’énigme du pli s’ajoute celle du processus de création : en observant les œuvres de Shi Qi, il est impossible de deviner les différentes étapes du protocole mis en place par l’artiste. Tout commence par le tracé soigneusement maîtrisé d’une calligraphie ou d’un dessin à l’encre sur papier Xuan, un papier de fibres d’écorce de santal et de paille de riz prisé des lettrés et peintres chinois depuis des siècles. Cette étape requiert précision et concentration pour recopier un sutra (nous y reviendrons), un poème ancien ou une peinture classique. Une fois l’œuvre sèche, Shi Qi la fait disparaître en la recouvrant d’encre noire ou colorée, dans un geste large, libre et spontané, comme un grand relâchement. Après plusieurs jours de séchage, les traces de la calligraphie ou du dessin, d’abord effacées, réapparaissent subtilement. Commence alors la phase de découpage et de pliage. L’œuvre est morcelée en une multitude de bandelettes : c’est le moment de la séparation et de l’éparpillement. Shi Qi réunit ensuite ces fragments dispersés pour recomposer une nouvelle entité, faire surgir une forme au gré de ses gestes et de ses intuitions. Elle manipule longuement les bandes de papier, déléguant au hasard une partie de son pouvoir de création afin de laisser s’exprimer la matière, jusqu’à ce qu’une composition s’impose. C’est l’étape de la reconfiguration. Le résultat, jamais anticipé, est toujours une surprise. « Vouloir » serait refuser l’infini des possibles. L’ultime étape consiste à coller ou coudre les éléments entre eux pour les relier, puis les fixer sur la toile. Tout au long de ce processus où se conjuguent rigueur et hasard, maîtrise et lâcher-prise, dispersion et réunification, l’acte de création est une succession d’engendrements et de métamorphoses. Mais revenons à l’origine de la série Traces des jours , qui puise sa source dans une expérience intime et douloureuse. Durant la maladie de sa mère, Shi Qi entreprend de recopier quotidiennement le Sutra du Cœur, texte fondamental du bouddhisme auquel sa mère est profondément attachée. À travers cette pratique, l’artiste pénètre progressivement dans l’univers de la pensée bouddhiste et découvre la puissance apaisante de la répétition. C’est aussi une manière symbolique de se rapprocher de sa mère, restée en Chine tandis que Shi Qi est en France. Nous sommes en pleine pandémie mondiale de Covid-19, les déplacements vers la Chine sont impossibles : Shi Qi ne peut s’y rendre et ne reverra pas sa mère. À son décès, plutôt que de brûler les sutras selon la tradition, elle invente spontanément son propre rite. Les écritures ne seront pas transmises à la défunte par le feu, mais par un geste de l’artiste qui se met à recouvrir d’encre les pages calligraphiées, les plier, les découper, puis les rassembler à nouveau. À travers ces multiples étapes, où la trace initiale et le papier traversent une succession de métamorphoses, naissent les premières œuvres à l’origine de la série Traces des jours. Engendrées par un geste d’amour et de consolation déployé sans préméditation ni intentionnalité, ces transformations successives, où faire et défaire ont une importance égale, deviennent la matrice d’un nouveau travail que Shi Qi développe depuis lors. L’artiste poursuit ainsi son exploration du pli, jouant une partition aux variations infinies, une mélodie silencieuse où chaque œuvre recueille lentement l’irremplaçable suc du temps. Certaines conservent la trace des sutras, d’autres celles de dessins ou de calligraphies réalisés à partir d’un répertoire de formes et de contenus issus de la tradition chinoise. Présentes mais enfouies, ces traces invisibles sont comme la sédimentation d’une mémoire intime et collective, dont chacun de nous est constitué. Les œuvres aux plis compacts et resserrés ont une densité minérale, évoquant une stratification géologique. À l’opposé, d’une légèreté presque céleste, les créations blanches de la série Messages, aériennes et ouvertes, laissent circuler l’air, comme une profonde expiration où tout se relâche. Réalisées avec du papier Xuan vierge, elles semblent incarner la quête de la vacuité bouddhiste, thème central du Sutra du Cœur. Un vide qui n’est pas absence, mais potentiel illimité, espace où tout peut surgir, se transformer, disparaître. Comme ces subtils fragments de papier que l’artiste glisse parfois dans les plis de l’œuvre sans les fixer, leur laissant la liberté d’être déplacés ou de s’envoler. Ces petits messages mobiles, dépourvus de texte, suggèrent peut-être que l’essentiel est toujours indicible, qu’aucune essence n’est définitive et que tout n’est que passage. Magnifique dialogue entre le geste et la matière, les œuvres de Shi Qi sont aussi le vecteur d’une profonde méditation existentielle.
« Il est possible que l’histoire de la peinture ne soit qu’une question de pli », écrivait Simon Hantaï.
Si tel est le cas, Shi Qi en ouvre aujourd’hui un nouveau chapitre.”
par Myriam Kryger, commissaire de l’exposition.